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21 février 2018 3 21 /02 /février /2018 10:12
"Cette polyphonie des langues qui sous-tend la francophonie"

PAR BENAOUDA LEBDAI*

 

Géographiquement, on parle de littératures francophones au nord du Sahara (avec des littératures nationales comme la littérature algérienne, marocaine ou tunisienne), et on parle de littératures francophones au sud du Sahara (avec les littératures nationales comme celles du Sénégal, du Mali, de Côte d'Ivoire, du Bénin, du Cameroun, de Guinée ou du Congo). Ce qui lie ces littératures, c'est la langue française. Mais chacune de ces littératures possède ses caractéristiques, ses spécificités stylistiques, ses traits culturels. Est-ce que le lien entre ces littératures est politique ou culturel ? Voilà une question qui mérite réflexion. Historiquement, les premiers écrits en français ont vu le jour au début du XXe siècle, avec des textes simples comme Zohra, la femme du mineur d'Abdelkader Hadj Hamou, écrit en 1925 en Algérie, ou Force Bonté de Bakary Diallo, publié en 1926 au Sénégal.

Les littératures francophones dans le temps

Trois grandes périodes marquèrent les littératures francophones africaines : la période assimilationniste avec des écrivains qui voulaient démontrer qu'ils étaient capables d'écrire comme les auteurs français, avec un vocabulaire châtié et une syntaxe irréprochable. Le discours était à la gloire du christianisme qui aurait sauvé les Africains des affres de la barbarie. Les bienfaits de la France et de l'armée française étaient mis en avant. Ces romanciers décrivirent avec exaltation les bienfaits de la puissance coloniale, sans recul critique. Cette littérature était imitatrice. Les problèmes inhérents à la colonisation étaient hors champ. 

Dans les années 50, des textes contestataires comme ceux de Kateb Yacine d'Algérie avec Nedjma ou de Sembene Ousmane avec Les Bouts de bois de dieuinitièrent le procès du colonialisme. Birago Diop, Seydou Badian, Mongo Beti, Léopold Sédar Senghor, Cheikh Hamidou Kane ou encore Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri s'affirmèrent en écrivant une littérature «  » et dénonciatrice des inquites du système colonial. Ferdinand Oyono et Mongo Beti en particulier montrèrent du doigt les dysfonctionnements de la société coloniale et ses absurdites. Le talent, le réalisme des descriptions et l'humour furent des armes intellectuelles sans concession. Ces littératures étaient fortement politiques dans le sens noble du terme, car elles remettaient en cause le système colonial.

Après les indépendances, la gestion des lendemains décoloniaux fut perçue avec amertume par des écrivains en mal d'équité et de partage. Exprimer les travers de leur société, parler des déceptions profondes de leurs compatriotes vis-à-vis de la tyrannie, des corruptions et des gabegies postcoloniales devint le discours dominant de l'écrivain postcolonial « engagé ». La déception vis-à-vis des nouveaux dirigeants africains fut dépeinte avec force par des romanciers africains francophones qui utilisèrent leur talent de conteur pour dénoncer les travers de la société et la collusion externe. Les deux œuvres marquantes, qui ont cassé le discours de leurs aînés préoccupés par la colonisation, furent Le Soleil des indépendances d'Ahmadou Kourouma et La Répudiation de Rachid Boudjedra.

Des techniques narratives qui ont évolué

Aujourd'hui, les littératures africaines francophones sont toujours présentes, avec des techniques narratives qui ont évolué et qui combinent le réalisme magique avec une utilisation de la langue française libre et innovante dans l'art de raconter des histoires africaines. Malgré l'annonce maintes fois répétée que les littératures écrites dans la langue de l'Autre allaient disparaître avec le temps, force est de constater qu'elles sont toujours là. Des textes forts sont publiés au Sénégal, au Cameroun, au Mali, en Algérie ou au Congo.

Le romancier Sony Labou Tansi représente cette littérature engagée dans la dénonciation des passe-droits et la verve d'une écriture vivante. Les publications à Paris, au Canada, en Afrique où les maisons d'éditions se multiplient, témoignent de la dynamique des littératures francophones. De jeunes écrivains abordent de nouveaux sujets qui touchent l'Afrique et les Africains. C'est le cas de Fatou Diome du Sénégal et de Maïssa Bey d'Algérie. Au-delà des textes d'écrivains qui vivent en Afrique, il y a ceux de la diaspora africaine, celle qui vit en France, en Belgique, en Suisse ou aux Amériques. L'immigration africaine en Europe se développe et se fait de plus en plus entendre avec un talent et une verve littéraire remarqués. Parmi ces romanciers, on peut citer Alain Mabanckou, Kawther Adimi, Leila Slimani ou Leonora Miano. 

Des écrivains inscrits dans la globalité

Tous ces écrivains africains s'inscrivent dans un monde où la globalisation est une réalité dans le domaine des échanges et des stratégies de pouvoir, d'où l'importance des créations littéraires en langue française. L'ensemble de ces écrivains africains et afropolitains produisent des œuvres littéraires en adaptant des vécus, des expériences humaines, des cultures, des sentiments, des ressentiments, des imaginaires, des subjectivités africaines dans une langue française assimilée, en tout cas récupérée, devenue « butin de guerre », comme l'a si bien dit Kateb Yacine. 
Ce qui apparaît aujourd'hui, c'est que les écrivains africains assument totalement le choix d'écrire dans la langue française, sans état d'âme, en refusant d'être récupérés politiquement par une francophonie politicienne. Les littératures africaines francophones sont des littératures innovatrices en termes de thèmes abordés, de techniques d'écriture où le périphérique devient central, car l'essence même de ces littératures francophones s'inscrit dans leur rébellion, leur indignation et leur engagement afro-africain.
Il est juste de dire que le rapport avec la langue française est particulier, car ces écrivains entretiennent avec leur moyen d'expression une relation ambivalente, l'adoptant et la rejetant à la fois. Dans tous les cas cette langue est récupérée, africanisée, comme l'écrit Henri Lopez dans Le Pleurer-rire : « Aujourd'hui, pas de phrases longues, ni de grand français-là. Pas de Molière. Des couilles de nègres dans la langue de la Sévigné. » 

Les littératures africaines francophones s'inscrivent dans une polyphonie de langues

Dans le sens où la langue française est imprégnée de langues africaines comme le wolof ou le bambara, l'arabe ou le berbère, de cultures régionales fortes, de mythes et de contes africains. Le français ne fut pas choisi pour chanter la culture française. Donc, en cela, la francophonie est culturellement forte. À noter que l'Algérie est le premier pays francophone après la France même si elle ne fait pas partie de la francophonie, ce qui est très significatif et appuie l'idée de ce choix culturel. 
Le français devient ainsi une lingua franca, établissant des ponts entre les deux rives du Sahara. Toutes ces interactions posent à mon sens des questions fondamentales, celles de l'interpénétration étroite et complexe des cultures, des relations entre l'écrit et l'oral, entre le réel et la fiction, entre la réalité et l'imaginaire. L'interaction de mondes divers est la réalité d'un monde qui se veut global. 
Ainsi, la francophonie devrait être comprise dans le sens de l'interaction des cultures autochtones avec le français et non dans le sens de la défense d'une francophonie politique. 

Ces littératures de la bi, voire tri-culturalité, contribuent à une polyphonie afro-africaine positive 

Aujourd'hui, les écrivains du Sud sont décomplexés par rapport à la question des langues grâce à leur capacité de créer un métissage linguistique et culturel. 
Toutes les langues doivent être étudiées dans le contexte historique que l'Afrique traverse. 
L'Afrique est en train de les faire siennes, en dehors de toute polémique politique, ce qui permet de ne pas nier sa diversité, pour une meilleure acceptation de soi, de ses racines et de ses acquisitions linguistiques. Les littératures francophones sont un lien, non seulement entre les pays africains mais aussi avec l'Europe et la francophonie doit défendre son essence culturelle et si elle doit être politique il faut qu'elle le soit pour elle-même. 
Le monde change. Il devient multilingue et l'Afrique doit s'adapter à la « postcolonie » (Mbembe), linguistiquement. Les littératures francophones sont-elles politiques ? Oui, si on s'en tient à leurs rapports avec elles-mêmes, avec l'Afrique, et c'est ce qu'elles sont car les écrivains africains s'inscrivent dans le Tout-monde et non dans la seule culture franco-française.

 * Professeur de littératures coloniales et postcoloniales à l'université d'Angers

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