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6 juin 2016 1 06 /06 /juin /2016 11:21
Enquête. Discrimination territoriale à l’accès à l’emploi J’ai changé mon adresse pour trouver un emploi

Y a-t-il un délit de résidence dans le recrutement ? Rien ne peut le confirmer officiellement, mais officieusement, les choses ne se passent pas toujours dans la transparence. Ainsi, des entreprises excluraient des candidatures dont les dépositaires habiteraient certains quartiers dits «sensibles». Plusieurs cas sont signalés par les victimes, alors que les recruteurs se défendent de toute implication dans des pratiques de «discrimination territoriale».

Il a 25 ans, ingénieur en électronique, dégagé des obligations du service militaire, sportif, bonne culture générale, aisance discursive et look intello

Farid possède tous les atouts pour trouver un job facilement. Son handicap : l’adresse mentionnée sur son CV, à savoir Baraki. «J’ai passé une année à envoyer des CV, j’ai dû même revoir mes ambitions à la baisse, l’essentiel pour moi étant de trouver un emploi acceptable.» Vu son niveau d’études et de compétences, Farid espérait rejoindre une multinationale ou une grande entreprise activant en Algérie.

Après de nombreuses tentatives soldées par un échec, il décide, sur le conseil d’un ami, de «changer mon lieu de résidence, désormais je suis habitant de Panorama à Hussein Dey.

Il a fallu débourser 5000 DA pour l’obtenir (la résidence, ndlr)». Aussi étrange que cela puisse paraître, l’astuce semble avoir fonctionné. «Les mêmes entreprises que j’ai eu à solliciter ont répondu favorablement et j’enchaîne les entretiens» atteste-t-il. En d’autres termes, Farid serait selon lui victime d’une discrimination territoriale qui ne dit pas son nom.

Comme lui, ils seraient nombreux à subir cette injustice dans l’acces à l’emploi. «Il y a en effet beaucoup de préjugés, d’a priori concernant certains quartiers dits difficiles et les recruteurs hésitent à faire appel aux candidats qui en sont originaires, c’est une pratique courante, mais qui reste toutefois discrète», explique le DRH d’une grande enseigne.

La question de la discrimination territoriale peut sembler un débat de juristes ou de spécialistes. Certes, il est difficile de prouver devant les juridictions compétentes, notamment les Inspections du travail, ces cas d’autant que la loi n’oblige nullement les entreprises à recruter tel ou tel profil.

Même si les dispositifs publics d’insertion professionnelle, dont l’ANEM, prévoient un quota précis réservé aux habitants d’une localité, cela n’empêche pas que des entreprises passent par les annonces et les agences de conseil en ressources humaines pour contourner la loi. «Surtout quand il s’agit de recruter des profils précis et hautement qualifiés, d’ailleurs ceux-là ne passent jamais par les dispositifs étatiques», nous renseigne un conseiller en ressources humaines.

Politique de ressources humaines

La discrimination territoriale est une problématique à la fois délicate et très concrète car elle se résume en un seul questionnement : peut-on, du fait de son lieu de résidence, subir une discrimination pour l’accès à l’emploi ? En décodé, peut-on refuser à un candidat, un emploi parce qu’il habite, par exemple, la banlieue ou la proche banlieue algéroise ? Notamment les quartiers dits sensibles de l’est et du sud de la capitale.

«Cette ghettoïsation est un prisme réducteur qui efface une partie de la population et la prive de ses droits fondamentaux. L’on assiste effectivement à l’avènement de ce genre de pratique. Concrètement, nous n’avons pas reçu de plainte officielle de personne ayant subi cela afin d’engager des poursuites et faire jurisprudence pour les cas à venir», explique de son côté un défenseur des droits de l’homme, juriste de formation.

Pour vérifier l’hypothèse d’une discrimination liée au lieu d’habitation sur l’accès à l’emploi, nous avons accompagné Mourad, 25 ans, résidant à Rassauta, à Bordj El Kiffan, fraîchement diplômé de l’Ecole supérieure de banque, dans sa quête d’un poste de travail. Il scrute les sites internet spécialisés dans les offres d’emploi et les journaux à la recherche d’une annonce de recrutement dans les métiers de banque. Mourad multiplie les envois par mail et par fax avec l’espoir d’une réponse.

«Depuis trois semaines, personne ne m’a contacté, j’ai reçu une seule réponse, un mail de confirmation de réception du courriel.» Comme Farid, il décide de changer son adresse de résidence et met à la place de Rassauta : résidence les Oliviers, à Ouled Fayet. Comme par enchantement, les mêmes recruteurs sollicités auparavant commencent tour à tour à appeler Farid.

Nous avons décidé alors d’entrer en contact avec l’un des responsables des ressources humaines afin d’obtenir des éclaircissements concernant le cas de Farid ; nous lui exposons les faits, preuves à l’appui. Devant le fait accompli, le responsable lance : «Il ne s’agit nullement d’un discrimination territoriale comme vous l’affirmez, nous avons une politique de ressources humaines claire, qui obéit à des critères et des paramètres à la fois intellectuels, professionnels et psychologiques», sans toutefois répondre aux faits reprochés.

Devant notre insistance, le responsable, visiblement perturbé et gêné, finit par lâcher : «Personne ne peut nous obliger à prendre tel ou tel profil, je ne peux pas prendre le risque de recruter des gens à problèmes.» Il se ressaisit et avoue : «Ce n’est pas ma faute, je ne fais que satisfaire des canevas établis par la direction de l’entreprise, sur le conseil d’agences spécialisées en ressources humaines. En effet, il nous est préconisé d’éviter de recruter des personnes originaires de certains quartiers sensibles.»

De graves révélations qui renseignent sur des pratiques illicites et discriminatoires auxquelles se livrent certaines entreprises dans leur politique de recrutement.

Renseignements généraux

Farid et Mourad ne seraient pas les seuls à subir cette discrimination qui ne dit pas son nom. Samir, 26 ans, habite Boubsila dans la localité de Bachdjerrah. Diplômé en informatique de l’ESI, prestigieuse école d’informatique, spécialisé dans la protection des données, il enchaîne depuis deux ans les petits boulots. «J’ai travaillé dans des cybercafés, des petites agences de communication spécialisées dans la confection d’affiches et de cartes de visite, j’ai même travaillé dans un call center. Vu mes compétences, j’aspirais à mieux, mais personne n’a daigné répondre à mes demandes d’emploi» déplore Samir.

Pourtant, sa spécialité est très demandée sur le marché du travail et ses compétences très recherchées, notamment par les opérateurs de téléphonie et d’internet. «Je n’ai réussi qu’une seule fois à décrocher un entretien pour le poste de responsable de la sécurité informatique d’une banque, mais une fois au bureau du responsable du recrutement, j’ai subi un véritable interrogatoire policier, il n’arrêtait pas de m’interroger sur mon quartier, qu’il a qualifié d’ailleurs de ‘‘sensible’, le type de logement, la profession de mon père, le nombre de mes frères et sœurs, leur niveau de scolarité et leur profession...

Il a même été jusqu’à insinuer que l’un des mes frères serait un repris de justice. J’ai dû alors mettre fin à cet interrogatoire malsain et policier et quitter son bureau», raconte amèrement Samir. Visiblement, son lieu de résidence pose problème et devient un handicap pour notre jeune informaticien.

Nous avons pris attache avec le responsable du recrutement de l’institution financière incriminée, au fil de la discussion, le DRH, qui a requis l’anonymat, nous a révélé : «Il faut être prudent lors des recrutements, notamment pour les postes sensibles, il s’agit de la protection des données bancaires et des transactions financières. J’avoue que je fais systématiquement appel à un ami, officier des Renseignements généraux de la police, pour vérifier l’identité des candidats et leurs antécédents judiciaires, voire celle de leurs parents...

On n’est jamais assez prudent, je ne veux prendre aucun risque.» Il poursuit : «Il ne s’agit nullement de discrimination ou d’a priori. Lorsque les circonstances et le poste l’exigent, certains sont disqualifiés d’office, le lieu de résidence en fait partie d’ailleurs, il faut juste comprendre une chose et je vous parle de ma propre expérience.

A la poste, par exemple, on signale souvent des cas de détournement et de trafic, allez vous renseigner sur le profil et les quartiers de résidence des mis en cause et vous comprendrez les raisons qui me poussent à procéder ainsi.»

S’agit-il d’un raccourci mesquin ? D’une accusation légère et mensongère ? Peu d’éléments en notre possession confirment ces dires, du moins de la bouche des responsables de la Sûreté nationale «La police judiciaire est une institution républicaine, elle ne pratique aucune forme de discrimination, surtout quand elle est appelée à instruire une enquête, elle ne se base jamais sur des éléments aussi minces (lieu d’habitation, ndlr).

Ce n’est pas parce qu’on habite tel ou tel quartier qu’on est désigné d’office coupable. Faut arrêter avec ces préjugés, ces a priori et cette stigmatisation systématique des quartiers dits difficiles. Même si dans la police nous refusons ces qualificatifs, il n’y a pas que des méchants, il y a bien des fils de bonne famille hautement qualifiés» se défend un commissaire en charge d’une localité de la banlieue d’Alger.


Éloignement

Selon certains DRH, il existe bel et bien une carte «colorée» sur laquelle sont désignés en rouge les quartiers dits «chauds», des quartiers difficiles et d’autres sans grand risque.

Merouane est DRH dans une multinationale, dans son bureau, il nous exhibe la fameuse carte. «Pendant longtemps, je pensais que cette carte était destinée aux expatriés de l’entreprise afin qu’ils fassent attention lors de leurs déplacements. Je me suis toujours demandé pourquoi elle m’a été remise.

C’est lors d’un recrutement que mon directeur, expatrié, m’a interpellé sur le profil engagé et me signale qu’il est issu d’un quartier chaud de la capitale. J’ai eu beau lui expliquer que c’est une valeur sûre pour l’entreprise, qu’il a réussi tous les tests avec succès et que je peux personnellement me porter garant, sa réponse était sans conteste : faut le virer !» confie le DRH.

La carte en question, qui circule dans le milieu des recruteurs, serait l’œuvre d’un cabinet de conseil en ressources humaines. Selon nos informations, elle a été établie sur la base de statistiques fournies par la DGSN et sur le conseil d’officiers de police en activité ou à la retraite, conseillers auprès de ces cabinets. Chose que dément notre commissaire : «Je n’ai jamais entendu parler de cela. Il se peut que certains de nos agents se prêtent à ce genre de pratiques, cela reste des cas isolés et si cela venait à se confirmer, ces agents seront punis et je peux vous le dire, très sévèrement. Il s’agit d’une grave atteinte à la Constitution du pays !»

Pour d’autres cas, des responsables de ressources humaines évoquent des raisons superflues. Ainsi, Sofiane, 28 ans, diplômé en sciences économiques et commerciales, pour étoffer son CV et enrichir ses connaissances, suit des cours du soir en comptabilité analytique. Au chômage depuis trois ans, Sofiane est passionné par la gestion des stocks.

«J’ai eu à faire cela dans une petite boîte pendant presque quatre mois et j’ai trouvé cela intéressant, mieux que le poste de directeur des ventes ou autres. Hélas, suite à un vol dans le magasin, nous avons été tous licenciés, d’ailleurs les policiers en charge de l’affaire ont trouvé en moi le coupable tout désigné car j’habite aux Eucalyptus (banlieue sud d’Alger, ndlr)» se souvient-t-il. Nous tentons à nouveau l’expérience avec lui, même procédé, même résultat.

Cette fois-ci, interrogé par nos soins, l’un des responsables prétexte l’éloignement du candidat. «L’entreprise ne peut hélas prendre en charge le transport du candidat et ne tolère pas les retards», nous répond-il. Pourtant, l’entreprise est implantée à Dar El Beïda, à quelque 5 km des Eucalyptus, l’ancienne adresse de Samir. La nouvelle adresse indiquée sur son curriculum vitae est Chéraga, soit 30 kilomètres plus loin...

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